Le débat sur la réglementation française de l’expertise comptable est relancé

Le débat sur la réglementation française de l’expertise comptable est relancé

20.09.2020

Gestion d'entreprise

La Commission européenne réalise une enquête qui porte notamment sur l'automatisation des services comptables dans 12 Etats membres dont la France. De quoi relancer les discussions sur plusieurs sujets tels que celui de la prérogative — ébranlée — sur la tenue comptable et les conditions de détention des droits de vote dans les sociétés d'exercice.

"Je ne crains pas une évolution de la réglementation de la profession comptable française. Il n’en est pas question et j’en ai encore eu la confirmation par le gouvernement". Tel est le point de vue exprimé jeudi dernier par Charles-René Tandé, président du Conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables, alors que la Commission européenne a lancé une nouvelle enquête. Une enquête qui porte sur l’automatisation numérique de certains services professionnels dans l’objectif de soutenir et d’améliorer leur compétitivité. Elle concerne les services comptables — les services d’audit sont explicitement exclus —, les services juridiques, l’architecture et l’ingénierie. Douze Etats membres sont concernés parmi lesquels la France. L’exécutif européen consulte à la fois les fournisseurs — donc notamment de services comptables — et leurs clients. Ainsi, un sondage en ligne a été réalisé cet été. On y trouve des questions telles que "En ce qui concerne les règles d’accès et de conduite de votre profession, à votre avis, dans quelle mesure les options suivantes pourraient-elles constituer un obstacle à l’automatisation numérique ?" et "Comment une augmentation du niveau de concurrence (par exemple en réduisant les barrières à l'entrée sur le marché) affecterait-elle l'adoption de solutions d'automatisation numérique ?".

Débat persistant sur la prérogative sur la tenue comptable

Autrement dit, cette étude va potentiellement plus loin que le "seul domaine" de la numérisation des services. Mais le sujet probablement au cœur des débats porte sur la prérogative d’exercice sur la tenue comptable, une spécificité de la profession comptable française qui est fortement ébranlée sur plusieurs fronts. "Il y a une épée de Damoclès sur l’expertise comptable avec la réserve d’activité sur la tenue des comptes", résumait récemment Philippe Arraou, ancien président du CSOEC.

Au plan de la jurisprudence, la situation n'est pas claire. La position de la Cour de cassation fait débat notamment après un célèbre arrêt de 2014 qui, selon nous, a exclu la saisie informatique et la tenue comptable de la prérogative d'exercice. L'Ordre des experts-comptables avait riposté en octobre 2015 dans sa revue mensuelle Sic. Un article signé de son département juridique et de l'avocat Jacques Grange soutenait la thèse selon laquelle l'exercice illégal de la comptabilité commence dès la saisie des écritures. Ils y faisaient référence notamment à un arrêt de 2015 de la Cour de cassation qui "apporte une réponse claire et sans ambiguïté à ceux qui soutenaient qu’une exception, voire une restriction, était apportée aux prérogatives des experts-comptables", écrivaient-ils.

Le Conseil d'Etat et l'IGF ont pris position

Depuis, le Conseil d'Etat a pris position pour considérer que la tenue comptable ne fait pas partie de la prérogative d'exercice. Une opinion exprimée clairement dans un échange avec actuel-expert-comptable en complément de son rapport annuel de 2017 dans lequel il appelait justement à favoriser le développement de plate-formes numériques comptables afin de simplifier la vie des entrepreneurs.

L'IGF avait également (inspection générale des finances) pris position en 2014 dans ses fameux rapports sur certaines professions réglementées. Elle considérait que les exigences de qualification professionnelle sont disproportionnées pour la tâche de tenue comptable. Ce qui revient à dire que la réglementation française ne serait pas conforme au droit de l'Union européenne. Et en 2017, la Commission européenne est venue se joindre au débat sans pour autant engager de contentieux contre la France en ce qui concerne le monopole de la prestation (externalisée) comptable — elle pourrait pourtant le faire dans son rôle de gardienne des traités de l'Union européenne. "La France [doit] clarifier l’étendue des activités réservées aux experts-comptables, en particulier concernant les tâches telles que la saisie comptable électronique en lien avec la jurisprudence nationale et l’arrêt C-79/01", précise-t-elle dans une recommandation, un document qui n'a théoriquement aucune portée juridique. Rappelons également que les prestations comptables doivent en principe être libres dans l'Union européenne. Cela n'interdit pas d'imposer une "restriction" nationale dans ce domaine mais à la condition qu'elle soit justifiée, proportionnée et non discriminatoire.

Surtransposition

On peut aussi se demander quelles sont les velléités de l'exécutif français. Au début du quinquennat d'Emmanuel Macron, le gouvernement d'Edouard Philippe avait déclaré vouloir lutter contre les surtranspositions du droit européen, ce qui pose questions sur de nombreux pans de la réglementation française en matière d'expertise comptable. Rappelons que c'est notamment sur cet argument que le gouvernement a relevé les seuils d'audit légal des comptes des sociétés. Et un autre dossier qui concerne la profession comptable française est en gestation, celui de la fin de la majoration de 25 % du bénéfice imposable pour les entreprises qui n'adhèrent pas à un organisme de gestion agréé (OGA). Le gouvernement a annoncé la suppression progressive de cette mesure fiscale sur 3 ans.

Charles-René Tandé reconnaît toutefois que la prérogative sur la tenue comptable n'a plus d'avenir en raison de la technologie. "Il est bien évident qu'avec la généralisation de la facture électronique, on va dire à horizon 2025, aller dire que l’écriture comptable relève du «monopole», entre guillemets car en réalité c’est une prérogative d’exercice, de l’expert-comptable va être compliqué. Parce que bien évidemment vous n'allez pas traduire un robot devant les tribunaux pour exercice illégal de la comptabilité", argumente-t-il. Une analyse qu'il avait d'ailleurs exprimée en 2017, peut-être de façon moins prononcée, au début de sa présidence du CSOEC.

Interrogation sur la détention des droits de vote dans les cabinets comptables

Cette enquête de la Commission européenne incite à se pencher sur un autre sujet de débat qui pourrait être rouvert, celui des droits de vote dans les sociétés d'expertise comptable. Rappelons que la réglementation française impose que plus des deux tiers des droits de vote dans les sociétés d'expertise comptable soient détenus par des professionnels de l'expertise comptable établis dans l'espace économique européen. En 2017, la Commission européenne avait abordé implicitement ce sujet. Elle recommandait d'évaluer la proportionnalité des exigences fixées sur les associés des sociétés d'expertise comptable. Or à cette époque, l'exécutif européen était au courant que seule existait une exigence sur la possession des droits de vote, celle sur la possession du capital ayant disparu. Cette position n'a rien de surprenant quand on sait que la Commission européenne était favorable à libéraliser totalement la détention des droits de vote dans les sociétés d'audit légal des comptes. Une position à laquelle l'IGF adhérait... tant pour les sociétés d'audit légal que pour les structures d'expertise comptable.

Enquête terrain

Dans ce contexte, l'enquête de la Commission européenne devrait apporter un éclairage important, notamment sur celui de savoir si la (les) prérogative (s) d'exercice de l'expert-comptable constitue (nt) sur le terrain une "barrière"— pour reprendre le terme de la Commission européenne —  à l'automatisation comptable ? Un sujet qui pose d'ailleurs de façon générale la question de la pertinence des monopoles de droit à l'heure du numérique.

Ludovic Arbelet

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