"Ce n’est pas la sécheresse des chiffres qui peut persuader quelqu’un"

"Ce n’est pas la sécheresse des chiffres qui peut persuader quelqu’un"

17.10.2019

Gestion d'entreprise

Retrouvez chaque semaine notre interview sur un sujet d'actualité. Président du réseau Comptacom, Didier Caplan livre sa vision de l'expert-comptable dans un monde de plus en plus digital.

On parle beaucoup d’intelligence artificielle. Comment définissez-vous cette notion ?

Lors du dernier congrès [de l’Ordre des experts-comptables], les quelques stands qui parlaient d’intelligence artificielle évoquaient surtout la reconnaissance d’écriture, la passation d’écritures automatiques. J’ai la forte impression que cela n’est pas de l’intelligence artificielle, du moins telle qu’on l’entend habituellement. Il s’agit de processus aujourd’hui d’apprentissage profond, d’amélioration des systèmes plutôt que d’un véritable remplacement des hommes.

Cela existe depuis 20 ans au moins…

Je l’ai mis au point il y a vingt ans. La seule différence, c’est qu’il y a 20 ans, je n’utilisais qu’un seul moteur de reconnaissance. Dans ce que j’ai vu, on en croise plusieurs et on laisse la machine apprendre les processus de reconnaissance. Cela aboutit à une amélioration des performances. Il y a 20 ans, on était à une reconnaissance comprise entre 70 et 75 %.

Reconnaissance de quoi ?

De caractères. En couplant les logiciels de reconnaissance avec du deep learning, c’est-à-dire de l’apprentissage profond, on arrive, d’après ce qu’on m’a expliqué, non pas à 100 %, mais entre 90 et 95 % [de reconnaissance optique de caractères]. Il y a toujours l’intervention de quelqu’un à partir du moment où il y a un rejet car il faut toujours améliorer l’apprentissage. La reconnaissance peut aller forcément un peu plus loin mais pas à 100 %. Donc cela va automatiser la tenue de façon de plus en plus efficace mais ce n’est pas quelque chose de révolutionnaire. Et cela ne concerne que la passation des écritures.

Vous parlez notamment de la reconnaissance d’une facture papier pour pouvoir produire automatiquement en comptabilité l’écriture correspondante. Qu’est-ce qui fait que l’on n’atteigne pas, selon vous, 100 % aujourd’hui ?

Cela tient à des phénomènes complètement naturels. Nous avions lundi une formation avec l’ensemble du personnel. J’ai passé une consigne, c’est de nettoyer les scanners. Ca fait 20 ans que le dis. Le moindre grain de poussière fait un trait noir. Bien évidemment, le taux de reconnaissance baisse fortement. Il y a aussi le papier qui n’est pas forcément de bonne qualité. Il peut être plié tout simplement à l’endroit où il y a des écritures. Il y a également le phénomène que quand la machine voit pour la première fois une facture elle ne sait pas trop comment faire. Elle va deviner des choses par rapport à des notions comme le montant HT, la TVA, le TTC, le fournisseur, etc. Mais la première fois, il faut lui indiquer ce que ça peut être. Donc on n’est pas à 100 %.

Vous définissez l’intelligence artificielle comme la faculté d’une machine à reproduire le comportement d’un être humain ?
Ce qui va manquer longtemps à l’intelligence artificielle, c’est l’intelligence contextuelle

Oui. Mais comme cela nous est présenté au congrès, il s’agit plus d’une robotisation que d’une véritable intelligence artificielle. Ce n’est pas la même chose. Ce qui va manquer longtemps à l’intelligence artificielle, c’est l’intelligence contextuelle.

C’est-à-dire ?

L’intelligence des sentiments, des circonstances. Je ne pense pas que l’intelligence artificielle remplacera un expert-comptable. La prise en compte de l’environnement est quelque chose de complexe. Avec du big data, on peut prédire logiquement comment pourrait se comporter un humain à partir de grandes masses. Mais de là à y arriver avec une grande finesse par rapport à un projet, ca s’est beaucoup plus difficile.

Qu’est-ce qui rend cela difficile ?

Parce que chaque projet est souvent unique. Dans son implantation, ses moyens financiers, ses hommes, ses idées. C’est d’une grande complexité.

Et précisément, quel type de projet, qui concerne les cabinets comptables, ne pourra pas, ou pourra très difficilement, être remplacé par l’intelligence artificielle ?

Ce sont tous les rapports humains. Le meilleur parallèle c’est le monde médical. Il y a une robotisation de plus en plus importante. Et heureusement qu’elle est là d’ailleurs. Parce que la masse de données est tellement gigantesque qu’elle dépasse de loin la capacité de mémorisation humaine. Heureusement qu’il y a une informatisation et même une intelligence artificielle extrêmement poussée pour les analyses médicales. Cela permet de diagnostiquer plus vite et d’être beaucoup plus fin.

Les sentiments, ce n’est pas demain que l’intelligence artificielle pourra les remplacer

La médecine a quelque chose d’extraordinaire à nous montrer par rapport à notre propre évolution. Nous aussi nous travaillons sur des masses de données gigantesques. Et qui vont l'être de plus en plus avec le Big data. Mais quand arrive un résultat négatif, il faut pouvoir l’expliquer. Il faut pouvoir prendre le contexte de la personne. Ce n’est pas demain que j’apprécierai que ce soit une machine qui m’explique que j’ai une grave maladie. Je suis prêt à l’entendre d’un homme qui va, en fonction de ma propre réaction, prendre en compte ma propre personne. Et qui va me donner de l’espoir quand il y en a encore parce qu’on sait bien qu’on découvre les effets placébo et la puissance du cerveau par rapport à l’auto-médication ou l’auto-réparation. Ca, ce n’est pas une machine qui peut le faire. Il n’y a qu’un homme qui peut essayer d’impulser des choses comme ça. Donc les rapports humains, les sentiments, ce n’est pas demain que l’intelligence artificielle pourra les remplacer. En matière d’expertise, c’est la même chose.

Vous parlez d’expertise comptable ?

Oui. Quand il s’agit de dire oui à un projet, ça devient mécanique. Le plus difficile, c’est de dire non. Quand il faut dire non parce qu’on pense que la personne peut faire des erreurs, il faut choisir les mots pour le dire. Ce n’est pas la sécheresse des chiffres qui peut persuader quelqu’un. C’est un peu le rôle de l’expert-comptable de se demander si un porteur de projet est capable d’affronter les difficultés qu’il va rencontrer. La principale qualité que doit avoir un chef d’entreprise, c’est de pouvoir surmonter ces difficultés. Et le rôle de l’expert-comptable c’est également ça. L’intelligence artificielle n’ira jamais là-dessus. Aucun spécialiste d’intelligence artificielle ne dit que l’homme sera remplacé un jour.

On va vers une automatisation sans intelligence artificielle parce que la facture est structurée

Par contre, avec la robotisation en matière d’écritures, le travail matériel peut disparaître. Mais pas en premier du fait de l’intelligence artificielle. Il va disparaître pour une toute autre raison qui est l’interaction des bases de données, entre les différents fichiers, avec la mise en place de plateformes d’échanges. Là, il n’y a plus besoin de reconnaissance, ça sera en automatique. C’est ce qui va arriver. On l’a déjà chez les très grands donneurs d’ordre industriels. On commence à voir émerger ça avec Chorus. Et on l’a vu apparaître lors du [dernier] congrès avec la mise en place d’une plateforme avec le Conseil supérieur, avec Ecma [association créée par l'Ordre des experts-comptables]. Ecma, c’est Jedéclare, Jesigne et maintenant Jefacture.

La principale évolution n’est pas dans ce que j’ai vu en intelligence artificielle, elle est bien là. Et c’est majeur. On va vers une automatisation sans intelligence artificielle parce que la facture est structurée. Et cette évolution-là est poussée par l’Europe, poussée par les différents gouvernements et Etats dans le but de limiter la fraude à la TVA.

Quel est le rôle de Jefacture ?

Ecma et le Conseil supérieur sont très prudents par rapport à ça. Il ne s'agit pas de remplacer un éditeur [de logiciels] mais d'être partenaire. Ils ne veulent pas passer d’écritures comptables. Ce sont les éditeurs qui fourniront les écritures. Par contre, l’information est très structurée. Jefacture est une plateforme d’échange, de paiement et d’encaissement.

C’est-à-dire d’échange ?

Le fournisseur pourra envoyer un lien à son client en disant ma facture se trouve à tel endroit. Bien évidemment, cette facture, sous format numérique, peut être récupérée par le client et le fournisseur. Chacun ayant son logiciel, il peut l’intégrer.

Voyez-vous émerger une norme pour justement produire automatiquement l’écriture ?

Il n’y a pas forcément besoin de norme. A partir du moment où n’importe quel système peut lire la facture, ça suffit.

Mais il faut une norme justement pour assurer sa lisibilité ?

Oui, une norme de lisibilité.

Ce que vous disiez sur la nécessité d’exprimer des sentiments dans le domaine médical et même dans celui des cabinets comptables rejoint ce que beaucoup disent autour de l’intelligence émotionnelle, c’est-à-dire que l’émotion est nécessaire pour prendre certaines décisions. Et ils considèrent que l’intelligence artificielle n’est pas et ne sera jamais pourvue d’intelligence émotionnelle.

Je suis tout à fait d’accord. Il suffit de prendre beaucoup de recul pour voir d’où vient la comptabilité. Avec un peu d’histoire on se rend compte que l’on est dans une phase d’évolution d’automatisation mais on est toujours quand même dans un système historique profond. La comptabilité est le deuxième métier le plus vieux du monde. Le premier étant l’agriculture. Dès qu’on a commencé à produire, il a fallu stocker. Et le stockage nécessite de compter. Il faut faire un inventaire et répartir auprès des populations. Les premiers exemples d’écritures les plus aboutis proviennent de l’écriture cunéiforme du temps de la Mésopotamie de Babylone. On a été surpris que ce n’était pas des textes philosophiques mais des textes sur des petites tablettes où on comptait des choses. On a commencé par des tablettes d’argile puis on a intégré le boulier, l’écriture en partie double puis l’informatique. Mais à un moment donné, même avec une tablette d’argile, la répartition devait poser quelques problèmes. Par exemple, du temps de Babylone, fallait-il donner davantage de grains à une femme avec un enfant qu’à un soldat ? Vous voyez que l’aspect humain, c’est le plus important.

Ca me fait penser à beaucoup de vos confrères et consoeurs qui disent que ca ne sert à rien d’envoyer des tableaux de bord aux clients si c’est pour ne jamais en discuter avec eux. Par contre, dès lors qu’un dialogue s’instaure, la relation change et cela apporte de la valeur ajoutée. Il faut mettre de l’émotion dans un tableau de bord ?
Quand on entend que l’expert-comptable ou le comptable pourrait disparaître, mais quelle grave erreur

C’est essentiel. Donner un tableau de bord par mail ne sert pas à grand-chose. Quand on entend que l’expert-comptable ou le comptable pourrait disparaître, mais quelle grave erreur. C’est le contraire qui va se passer. Il faudra toujours plus de monde pour être plus proche des gens. Seuls ceux qui peuvent avoir une vue sur plusieurs entreprises, qui peuvent avoir justement ce rôle d’interprétation, de guide vont s’en sortir. J’ai lu justement des articles dans Actuel sur l’évolution des mots. Je n’aime pas beaucoup l’évolution vers le mot conseil. Les experts-comptables ne s’y retrouvent pas non plus dans le conseil. La majorité font du conseil naturellement. Est-ce que ça s’appelle du conseil tel qu’on l’entend par rapport aux grands cabinets d’audit et aux grands cabinets de conseil ? J’aime beaucoup le mot accompagnement. Accompagner quelqu’un, c’est aussi riche.

Quelle différence faites-vous entre l’accompagnement et le conseil ?

Le conseil peut être très directif sur des orientations précises. Alors que l’accompagnement, c’est pratiquement prendre une décision ensemble. Curieusement, l’accompagnement est beaucoup plus riche. C’est vrai que quand on dit conseil on pense aux grands cabinets de conseil et là le grand public sait ce que ça veut dire. Dire qu’on accompagne les chefs d’entreprise n’est pas assez porteur. Mais c’est bien la réalité pourtant.

Les jeunes de votre profession sont-ils suffisamment formés sur ces notions de qualité humaine, d’émotions, de sentiments, c’est-à-dire à ce qui renvoie à la psychologie ? S’il y aura de plus en plus de robotisation, il faudra de plus en plus de psychologie dans les qualités nécessaires d’un expert-comptable et même des collaborateurs…

Dans le cursus, il n’y a pas du tout ces aspects-là. Ce sont des études techniques. On n'apprend rien de ce qu’est l’homme en réalité alors que ca va devenir une part importante. Ca n’empêchera pas de travailler. Parce que l’image du comptable traditionnel, qui renvoie à beaucoup de rigueur, à la limite ne gêne pas le chef d’entreprise parce qu’il se dit qu’il va pouvoir s’appuyer sur ces qualités là même si au niveau humain le comptable n’est peut-être pas très bon. Pour notre part, on fait beaucoup de formations pour les collaborateurs sur ces aspects-là. Mais c’est forcément quand même un peu limité. On en fait sur la relation avec les clients. C’est important de bien appréhender que le message passe bien auprès d’un client quand les temps d’intervention sont relativement courts. Il faut savoir s’exprimer. Il faut comprendre. Il faut savoir discerner.

Propos recueillis par Ludovic Arbelet

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